Ash Sharq Al Awsat (Londres)
23 janvier 2004
Déclencher une révolution n'est pas chose aisée et la maintenir est plus difficile encore. Mais la tâche la plus compliquée est de mettre fin à une révolution. C'est à ce défi que le leadership iranien, traversé par des divisions internes, se trouve confronté aujourd'hui. La lutte pour le pouvoir actuelle a commencé lorsque près de quatre-vingt parlementaires se sont réfugiés dans le Parlement (Madjlis) au début janvier pour protester contre la résolution du Conseil des gardiens qui a interdit à ces parlementaires de poser leur candidature aux prochaines élections prévues pour février. Le Conseil des gardiens est composé de 12 membres, des mollahs et des juristes, qui se sont octroyés le devoir constitutionnel d’examiner les candidatures et décider qui peut et qui ne peut pas se présenter.
Certains observateurs étrangers défendent l’idée selon laquelle le conflit de pouvoir qui se déroule actuellement à Téhéran oppose deux camps : l’un, « puritain », fait tout ce qu’il peut pour s’accrocher au pouvoir et l’autre, « modéré », espère remporter la victoire pour emmener l’Iran sur le chemin de la démocratie. Et pour encore un peu plus simplifier la situation, certains médias occidentaux ont désigné Ali Khamenei, le guide suprême de la révolution, comme chef des puritains et Mohamad Khatami, le président de la République, comme chef des modérés. Comment ces « experts » de la politique du régime iranien conçoivent-ils cette lutte pour le pouvoir actuel ? Certains croient que les modérés éloigneront la romance de la révolution écartée de ses facettes les plus laides. On entend même parler aujourd’hui de « khomeynisme au visage souriant ».
Pourtant une analyse plus fine révélera une réalité plus complexe. Il faut tout d’abord souligner que cette lutte pour le pouvoir se déroule à l’intérieur du groupe dirigeant. Il n’y a donc pas de place pour un autre parti extérieur, même pas pour ceux qui ont coopéré avec le régime à ses débuts. Les deux camps opposés insistent sur le fait que la participation doit se limiter à ceux qui sont « 100% khomeynistes ». Bref, le conflit ne porte pas sur des élections libres au sens commun de terme dans n’importe quelle démocratie, mais bien sur la tentative de certains proches du régime d’empêcher d’autres proches du régime de se porter candidats aux prochaines élections.
En d’autres termes, ce qui se passe actuellement peut être qualifié de conflit familial. Car un regard sur les 600 postes les plus élevés en Iran aujourd’hui, y compris les 290 membres du Parlement, montre que la majorité des personnes qui occupent ces postes sont liés les uns aux autres par des liens de sang et de mariage. On prend également conscience de faits surprenants : il n’y a aucun parti qui songe à reformer radicalement ne fut-ce qu’un seul aspect du régime de Khomeiny. Les deux camps refusent presque à l’unanimité les appels de l’opposition à la tenue d’un référendum constitutionnel. Les deux groupes fondent leur légitimité non pas sur la base de la volonté du peuple, mais sur la base de l’adhésion et la loyauté aux enseignements de Khomeiny.
Ceux qui sont qualifiés de modérés ont, en réalité, un passé plus radical que celui des puritains. Il y a presque un demi siècle, tous ceux, qui étaient alors appelés « étudiants », ont pris des otages américains à Téhéran et les ont incarcérés pendant 444 jours. Ils constituent aujourd’hui ceux qui forment le camp des modérés. Comble de l’ironie, ceux qui étaient contre la prise des otages appartiennent aujourd’hui au camp des « puritains ». La personne qui a fondé le Hezbollah au Liban est considérée comme un des leaders des « modérés », tandis que celui qui a toujours réclamé la rupture des liens avec le Liban est classé dans le camp « puritain ».
Toutefois, il y a malgré tout deux domaines de divergence entre les deux camps. Le premier concerne les apparences extérieures, les soi-disant « modérés » portent des barbes moins épaisses que celle de Khomeiny et des costumes de coupe italienne à la place de la cape, préférée par les « puritains ». En outre, les modérés adoptent une bonne dose de terminologie politique occidentale, y compris les mots « démocratie », « droits de l’homme », « pluralisme », mais ils y ajoutent immédiatement l’adjectif « islamique » qui change le sens de ces termes. Le président Khatami, par exemple, n’utilise que rarement le mot « démocratie », mais il parle bien souvent de la « société civile », en pensant qu’il s’agit de la même chose. Les « puritains », par contre, n’hésitent pas à souligner que la version de l’islam qu’ils suivent refuse la démocratie, les droits de l’homme et le pluralisme, car ils considèrent ces concepts comme d’origine « sioniste » et croisée ». Mais face à la demande de reconnaissance d’autres partis politiques, en ce compris ceux qui rejettent le « khomeynisme », les deux camps sont plus unis. Aucune des deux parties n’a l’intention d’ouvrir les prisons où sont incarcérés des milliers d’iraniens à cause de leur appartenance politique, culturelle ou religieuse différente de celle du groupe dirigeant. Ils n’ont pas l’intention non plus de mettre fin à un système dans lequel « les institutions de la révolution » ont la main mise sur des secteurs majeurs de l’économie nationale. Ces institutions mettent des bâtons dans les roues de chaque tentative de réforme de l’économie et du commerce. Les deux groupes refusent également d’abolir les lois obligeant les femmes à porter le voile et des vêtements spécifiques.
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Le regard que les puritains portent sur les élections est celui que portait Khomeiny : les élections représentent une occasion pour les fidèles de renouveler leur loyauté au régime, et non pas de changer de leaders. Quant aux modérés, ils partagent ce point de vue, mais ils prétendent que les élections ne sont libres que lorsque ce sont eux et leurs amis qui remportent la victoire. En fait, il n’y a pas un seul aspect de la vie politique, économique, sociale ou culturelle où les avis des deux camps divergent.
Le deuxième domaine de divergence entre ces deux camps est celui de la politique extérieure. Les puritains croient que la République islamique d’Iran en tant que protectrice de l’« islam véritable » a la responsabilité de défier les allégeances et notamment celles des Etats-Unis qui disent que la version occidentale de la démocratie capitaliste est celle qui convient à toutes les nations. Les modérés pensaient à tort qu’il était possible de séparer les politiques extérieures du régime de ses politiques internes.
L’Union européenne et une partie de l’administration Bush pensent apparemment que la victoire des conservateurs représentera une mauvaise chose pour tous ceux que concernent les affaires iraniennes. Mais cette idée n’a aucun fondement. En réalité, la victoire des conservateurs conduirait peut-être à mettre fin à l’état de paralysie qui affecte le processus de prise des décisions à Téhéran. Cela permettrait probablement au régime khomeyniste de parler d’une seule voix, ce qui conduira l’Iran à adopter une politique extérieure plus cohérente et responsable, en comparaison avec sa politique de ces sept dernières années. Si je votais, ce que je n’ai pas l’intention de faire, je donnerais ma voix aux conservateurs.
Traduit de l’arabe par Muntaha Sabah